La peur comme prévention : l’apport scientifique

Ce texte est extrait d’un mémoire de journalisme intitulé « Les dessous d’une campagne de publicité qui fait parler d’elle : les drogues te consomment », Valérie Cincotta, ULB, 1996.

Introduction

De nombreux programmes de prévention de l’alcoolisme et des toxicomanies, ainsi qu’une grande partie des informations informelles transmises à ce sujet par les adultes sont basés sur des appels à la peur. Dans leur étude expérimentale, Fritzen/Mazer (1975) comparent un groupe d’élèves ayant été soumis à des messages particulièrement effrayants à propos de l’alcool et un autre groupe exposé à des messages modérément inquiétants.

Dans le premier groupe, ils ont relevé, immédiatement après l’expérience, un sentiment de peur accru, mais seulement chez les sujets qui avaient déjà présenté des inquiétudes plus grandes que leurs pairs à l’égard de l’alcool. Les auteurs ne constatent aucune différence d’attitude à l’égard de la consommation réelle d’alcool, ni entre les deux groupes, ni entre les sujets craintifs et peu craintifs.

D’autre part, une étude anglaise (London Institute for the Study of Drug Dependance, 1974; cit. par Blum, 1976) compare les effets produits par quatre formes de cours donnés à des jeunes, à savoir :

  • Un cours sur les drogues donné sous la même forme que n’importe quel autre cours par un enseignant;
  • Un film d’orientation médicale sur les  » bad trips « ;
  • Un film-choc biographique sur un toxicomane qui meurt à la fin;
  • Un film d’orientation pharmacologique.

L’étude montre qu’à court terme, les effets sur les groupes d’élèves sont différents selon le matériel utilisé. L’effet immédiat le plus important est provoqué par la projection du film-choc et se traduit par le fait que les élèves affirment leur intention de ne jamais consommer de drogue. Lors d’un test effectué deux mois plus tard, il faut cependant constater que la quasi-totalité des différences entre les groupes ont disparu. De toute évidence, le message effrayant ne permet de modifier les attitudes qu’à court terme. Smart/Feyer (1974) ont fait à cet égard un constat important : l’effet des appels à la peur est fonction du degré de connaissance portant sur la drogue citée, mieux celle-ci est connue et moins l’appel à la peur peut influencer l’intention d’en consommer.

Depuis les années 50, divers modèles ont été développés pour tenter d’expliquer la réaction des gens aux messages suscitant la peur. Dans la plupart de ceux-ci, une certaine dose de peur contenue dans le message, veille à ce que le récepteur se rende compte du sérieux d’une menace déterminée (par exemple l’issue fatale du sida) et qu’il/elle reconnaisse qu’il/elle court un risque. Mais la plupart du temps, il faut plus que la peur pour obtenir que les membres du groupe cible agissent en conformité avec le message de santé. Ils doivent notamment être convaincus :

  • qu’en suivant la conduite prescrite dans le message, la menace peut être évitée;
  • de l’effectivité de la conduite prescrite et de son efficacité propre : sans cette effectivité, il y a de grandes chances que le groupe ciblé repoussera le message effrayant.

Inversement, il s’avère aussi que sans aucune forme de peur, on peut difficilement motiver les gens vis-à-vis d’une conduite déterminée (Eagly et Chaiken, 1993 / Maibach et Parrot, 1995).

Gerjo Kok, professeur à l’Université du Limbourg, remarque que pour les « profanes » (il appelle ainsi les gens qui ne sont pas au courant de la littérature scientifique), l’incitation à la peur est une méthode efficace en vue d’un changement de comportement. Les profanes donnent souvent l’impression que quand l’information ne passe pas, il faut renforcer le message. Ainsi on entend souvent des commentaires du style  » au plus fort, au mieux « . Mais, comme le prouvent les diverses expériences précitées, c’est loin d’être le cas.

Ainsi, après analyse, on peut affirmer qu’un constat amer se dégage de la littérature disponible sur la prévention de l’usage de psychotropes. En effet, celle-ci démontre le peu d’efficacité spécifique de cette démarche vis-à-vis de la modification comportementale escomptée (réduction de la demande et de l’usage). Il convient donc d’être très prudent. Les conseils d’experts en matière de prévention et l’étude attentive des diverses recherches semblent constituer l’étape préalable à toute campagne publicitaire.


Comparaison entre les programmes de prévention

Des études ont été réalisées dans les années 70, afin de connaître les effets de différents programmes de prévention. Prenons par exemple l’étude De Haes et Schuurman en 1975. Ils ont essayé de trouver laquelle des trois approches suivantes était la plus efficace :

  • l’approche d’avertissement
  • l’approche informative
  • l’approche centrée sur la personne

Leur expérience à été réalisée à Rotterdam, auprès d’environ mille jeunes de 14 à 16 ans, provenant de cinquante écoles différentes. Après analyse, il apparaît que les deux premières approches ont un effet pervers. Seule la dernière approche à un effet positif. D’autres études, effectuées par la suite, confortent ces résultats. Ainsi, toutes ces littératures semblent confirmer le fait que les programmes d’éducation focalisés sur les « substances », c’est-à-dire centrés sur les approches d’avertissement et informative, n’ont soit aucun effet, soit un effet négatif, ayant l’effet pervers inverse de celui escompté. Par contre, les programmes qui portent leur attention sur les jeunes (qui ils sont, comment ils vivent, leur apprenant à surmonter leurs difficultés au jour le jour…) sont efficients pas seulement dans la diminution de la consommation de drogues, mais aussi dans leurs comportements rebelles, de recherche d’attention…

Les différentes stratégies de préventions correspondent naturellement à des messages différents. En 1997, l’asbl Question Santé a publié une brochure intitulée « Images de la santé : réflexions et enjeux » qui propose une analyse comparative de deux affiches basées sur des stratégies différentes. Vous trouverez ci-après un résumé de ce cette analyse.

En tant qu’association émettrice d’une des deux affiches analysées, Infor-Drogues préfère donner la parole à une analyse « neutre » réalisée par un organisme reconnu et dont c’est une des missions.

L’asbl Question Santé a, par ailleurs, organisé en 2002 une Journée de colloque sur le thème « Peur et prévention », dont les actes ont été publiés dans « Bruxelles Santé ». Vous trouverez cette brochure, ainsi que d’autres articles sur cette thématique au Centre de documentation d’Infor-Drogues (02/227 52 56).


Comparaison de deux campagnes médiatiques de prévention

Les deux affiches ont étés conçues dans le cadre d’une campagne de prévention de la toxicomanie, l’une orchestrée par Infor-Drogues en 1994 (« Au fait, la drogue, ça pourrait commencer par le manque de compréhension? ») et l’autre par l’agence Publicis en 1995 voir ci-dessous (« Plus il en prend, plus il est souriant »).

Les communications préventives sous leurs différentes formes (affiches, spots…), sont des discours sur les drogues. Ils sont produits par certains groupes particuliers, reçus par d’autres et produisent sur ceux-ci certains effets spécifiques. Nous tenterons, modestement, d’analyser dans cette brochure deux types de campagnes médiatiques qui correspondent chacune à une stratégie de prévention.

Notons que les messages préventifs ont un but éducatif. Il est toujours question pour eux d’acquérir ou de modifier un comportement.

Analyse

Ce qu’on nous montre

Tout d’abord, il faut savoir que l’image est analogique : elle fait sens par ressemblance, par imitation (en cela elle s’oppose au langage verbal que l’on définira comme digital). La perception d’une image n’est possible que par une comparaison incessante entre ce que nous voyons et ce que nous avons déjà vu; la similitude est la condition sine qua non pour  » reconnaître « . Le fait d’être analogique implique qu’une image ne peut être qu’affirmative; il lui est impossible de nier puisqu’elle « rend présent ».

Plus il en prend, plus il est souriantDans l’affiche « Plus il en prend… » l’image est une photographie; elle représente un visage sans yeux, avec en son centre une bouche découvrant des chicots brunâtres. Montrant une partie d’une personne réelle, on ne renvoie pas à un individu en particulier mais à tous ceux qui présentent les mêmes caractéristiques.

 

 

Au fait, la drogue, ça pourrait commencer par le manque de compréhension ?Dans l’affiche « Au fait, la drogue… » l’image est un dessin utilisant un minimum de traits : suffisamment pour qu’on puisse  » reconnaître  » deux individus en interrelation. Ce qui est montré est stylisé et n’est donc plus de l’ordre de la réalité. Il peut s’agir de n’importe quel individu à la différence de la première affiche qui est clairement caractérisée.

 

Ce qu’on interprète

Sur le message visuel, se greffe l’interprétation. Il s’agit d’un message subjectif car il dépend de la capacité du récepteur à décoder, des facteurs extérieurs tel l’humeur, le temps qu’il fait…

« Plus il en prend, plus il est souriant.« 

Le gros plan sur la bouche nous montre « la partie pour le tout » (métonymie). La bouche pleine de dents brunâtres est censée représenter le type du « drogué ». C’est le texte d’accompagnement « Les drogues te consomment » qui permet d’effectuer cette relation. De l’un à l’autre, le raccourci n’est-il pas saisissant ? D’un des effets possibles de la consommation de drogue, on fait le toxicomane.

L’expression de la bouche introduit une ambiguïté : est-ce un sourire, un rire ou un cri de souffrance ? L’image seule ne permet pas de démêler l’énigme. On peut donc se permettre d’interpréter à sa guise, jusqu’à penser que l’ambiguïté est voulue et qu’en matière de drogue, la frontière entre le plaisir et la souffrance est très floue. Si par contre on considère le texte d’accompagnement « Plus il en prend, plus il est souriant », alors apparaît un sourire. Dans un second temps, on nous dit qu’il est lié à la quantité de drogue prise (plus de l’un entraîne plus de l’autre). A partir de ce moment, le sourire se transforme en cri de souffrance (on associe instinctivement drogue et souffrance sans avoir besoin du « te consomment » du slogan ni de voir l’état déplorable des dents montrées sur l’affiche). Il y a détournement de sens, provocation. Mais pour quel effet: le dégoût, le rejet, la peur? Et de quoi: de la drogue ou du drogué? La porte est ouverte à toutes les attitudes possibles.

L’absence des yeux est également signifiante. Les yeux ne sont-ils pas la fenêtre de l’âme, sinon, ce qui permet d’accéder au « cœur » de l’homme? Ôter l’âme n’est-ce donc pas déshumaniser l’homme? On nous montre un visage humain littéralement défiguré, « bouffé » par la drogue si l’on se réfère à la mention « Les drogues te consomment ».

Cette mention est également intéressante en ce qu’elle renverse la proposition « consommer de la drogue » et induit que l’objet (la drogue) prend le pouvoir sur le sujet (le consommateur) pour l’anéantir, le priver de sa dignité.

En somme, tout concourt dans cette affiche à nous montrer les effets de la drogue, à désigner le mal, à le reconnaître chez les autres au cas où nous ne l’aurions jamais rencontré. Etant donné que toute image imite et qu’en contrepartie elle oriente notre façon de voir (l’imitation montrée est choisie parmi d’autres), on peut se demander quel genre de représentation le récepteur de cette affiche va se faire du drogué après l’avoir vue! Dans ce message analogique, l’interprétation est  » forcée  » par la mention écrite.

 

« Au fait, la drogue, ça pourrait commencer par le manque de… ?« 

Le style du dessin, très peu figuratif, à la limite de l’abstrait, est un choix qui peut s’interpréter comme une tentative de s’écarter de l’analogique: on ne veut pas trop coller à la réalité de peur de lui ôter toute sa complexité. On ne veut pas  » incarner  » l’objet dont on parle, cette incarnation ne pouvant être qu’arbitraire, partiale. On se limite donc aux contours, et encore les contours ont l’air modulables comme de la plasticine: on peut leur donner la forme que l’on veut. Les personnages ne sont pas caractérisés: ni âge, ni sexe, ni type de peau… Il peut s’agir de tout un chacun.

Le style du dessin peut éventuellement nous rappeler un dessin animé qui passait à la télévision dans les années 1970. L’auteur dessinait en direct, on voyait sa main dans le bas de l’image et, à la fin d’une séquence, il faisait disparaître ses personnages en tirant sur le trait, le fil qui les constituait, pour recommencer une nouvelle histoire. Cela ne laisse-t-il pas sous-entendre qu’une intervention serait possible dans le champ qui nous occupe et que si l’on tire sur le bon fil (si on sonne à la bonne porte) on peut éventuellement recommencer une autre histoire ?

Dans une BD, le phylactère (la bulle) qui se termine par des points discontinus indique que le personnage pense. Le lecteur s’introduit donc dans ses pensées et est invité à s’y identifier, à se mettre à sa place. L’affirmation « Personne ne me comprend! » et la tête de « calimero » (autre héros de dessin animé) du personnage invite à la compassion, qui signifie littéralement  » souffrir avec « .

La phrase d’accompagnement « Au fait, la drogue… » semble redondante par rapport à l’illustration. Elle dit ce que montre le dessin. Selon nous, elle n’apporte aucun élément supplémentaire, si ce n’est un brouillage dû au point d’interrogation alors que la proposition n’est pas interrogative (si elle l’était on aurait: Au fait, la drogue ne pourrait-elle pas commencer par le manque de compréhension ?).

L’alternance des couleurs rouge/bleu fait penser à l’alternance jour/nuit du logo d’Infor-Drogues. Le bleu/la nuit investit les personnages et nous renvoie peut-être à cette part d’ombre qui est en chacun de nous. Sur cette ombre vient s’imprimer l’invitation « Si tu veux, on en parle », suivie de la signature, c’est-à-dire les référence de l’émetteur. Le public est personnalisé, on s’adresse directement à lui et il n’est pas livré à lui-même, laissé seul avec le message reçu: si l’affiche évoque quelque chose pour lui, il peut aller en parler avec son concepteur.

Les stratégies préventives

Les styles de discours que nous venons de dégager font référence à l’idéologie de l’émetteur, sa conception de la santé et de la prévention. Estelle Lebel a montré qu’il existe deux types de discours : le constructif (qui peut être soit mythique, soit oblique) et le représentationnel (qui peut être soit référentiel, soit substantiel).

Dans ce cadre, on peut dire que l’affiche d’Infor-Drogues est de type constructif-oblique. Le sens est à construire. L’image propose une vision nouvelle du toxicomane, une vision à laquelle le récepteur n’a peut-être pas encore pensé. Elle joue donc l’incongru et le non-immédiat. L’émetteur reconnaît et fait appel à la compétence interprétative du lecteur. On décentre le sujet (la toxicomanie) pour se focaliser sur l’hypothèse d’une cause: le manque de compréhension, de dialogue. Par ce biais, on donne la clé de la meilleure prévention possible, on se situe bien avant l’apparition de toute toxicomanie, et on évite de désigner une victime.

Le type d’affiche constructif-mythique exploite les grands référents culturels populaires en utilisant le slogan. Soit de façon positive, comme par exemple dans les slogans  » santé=bonheur « , ou jadis  » santé= propreté « . Soit de façon négative, comme  » syphilis=hécatombe « . L’image et le texte propose du bonheur ou du malheur tout comme le marchand de chaussures ne vend pas des souliers mais des jolis pieds. Le ton est généralement affirmatif, voire catégorique, et ne supporte pas la contradiction. Un point de vue s’impose sur la santé et la prévention.

L’affiche de l’agence Publicis est du type représentationnel-substantiel. Une réalité/vérité est révélée brutalement. Une émotion forte est proposée à partir des faits représentés, illustrant à la fois la cause et l’effet. C’est le produit qui est mis en évidence et son consommateur est un antihéros. Les caractères substantiels sont exploités par des valeurs esthétiques: le gros plan, la texture du visage, la typographie (qui fait mode, donc jeune). On ne recherche ni l’échange, ni la discussion mais plutôt l’adhésion dans une distance entre l’émetteur (qui est d’ailleurs pratiquement absent de l’affiche) et le récepteur. Par les moyens employés, cette affiche fait référence au mode publicitaire de représentation; la publicité étant devenue un média culturel dominant dans notre société de consommation. Du coté des représentations de la santé, c’est la maladie qui est mise en valeur. En outre, la représentation du toxicomane est dévalorisante, stigmatisante et il est comme jeté en pâture à la foule, désigné à la vindicte publique. C’est la peur qui est utilisée comme moyen de prévention.

Enfin dans le type d’affiche représentationnel-référentiel (par exemple affiche avec le slogan « On peut faire plein de choses sans attraper le VIH ou le sida »), la vérité est conçue comme adéquation à la réalité. Les faits sont énumérés et représentés de façon à ce que le récepteur se dise  » c’est bien ça, on parle de ma réalité « . On vise à représenter le discours comme vrai: discours non abstrait, descriptif, non normatif. Les renseignements sont concrets, anecdotiques; il n’y a pas d’adjectifs ni de slogan. L’illustration et le texte sont très réalistes, presque techniques. Ils se renvoient l’un à l’autre.

Ces exemples montrent que la prévention se construit très différemment selon le type de message. Dans le discours représentationnel, les affiches référentielles seraient plus adéquates par la description réaliste des faits plutôt que par l’exploitation des valeurs esthétiques comme le font les affiches substantielles. Dans le discours constructif, les modèles proposés par les affiches mythiques peuvent apparaître impossibles à atteindre. Les affiches obliques, en recherchant la participation à la construction du sens, offrent plus de possibilités d’arrimage de l’imaginaire à la prévention.

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