Sorcières, sexe, drogues : quelles analogies ?

Chaque siècle a connu son fléau. Micheline Roelandt (psychiatre, Responsable du Centre de Crise de l’hôpital Brugmann) démontre que si la drogue semble être celui de notre siècle, le combat contre certaines nuisances existait déjà au Moyen-Âge avec la persécution des sorcières de même qu’aux XVIIIe et XIXe siècles avec la lutte contre la masturbation.

L’auteur montre ainsi que de tous temps, l’homme a cherché à dominer les dangers réels et irréels, son entourage, sa vie, son avenir et sa santé…

À chaque siècle son fléau

La première constatation à faire ici est que je sais tellement peu « comment parler des drogues ? » qu’habituellement je préfère parler « sexe » lorsqu’il s’agit de parler « drogue ». Ceci apparaît d’ailleurs clairement dans le titre puisqu’il y est question de « sexe » et cette fois même de « sexe et de sorcières ».

J’espère pouvoir vous expliquer dans les quelques minutes qui me sont imparties pourquoi j’ai nettement plus envie de parler « sexe » que « drogue » lorsqu’il s’agit de « toxicomanie ».

Apparemment chaque siècle connaît son fléau et la drogue semble bien être celui de notre ère. Le Moyen-Âge avait plutôt été envahi par les sorcières alors que les XVIIIe et XIXe siècles furent minés par la masturbation et finalement par toute forme d’expression sexuelle. Naturellement lorsque nous sommes envahis par des fléaux tels que la « drogue », la « sexualité » ou « les sorcières » il n’est que logique d’essayer de les éliminer.  Ne sont-ils pas responsables de tant de troubles, de maladies, de malédictions ?

Il me semble fort important pour nous toxicothérapeutes, « idéologues » de la toxicomanie, de sa prévention et de son traitement, nous qui proposons, disons, écrivons à ces propos, de nous replonger de temps à autre dans le passé.  Il pourrait effectivement parfois être plus utile qu’on ne le croît d’aller voir ce qui fut écrit à propos des fléaux précédents. Quelles théories et analyses ont pu être avancées pour définir ces fléaux et pour les combattre ?  Ne trouvons-nous pas dans les écrits d’antan quelques analogies avec les modèles théoriques construits pour expliquer l’apparition du fléau actuel ?  Son sens et sa signification sociale ne sont-ils pas comparables ?  Ne retrouvons-nous pas quelques similitudes dans les moyens que nos prédécesseurs mettaient à l’œuvre pour les éradiquer ?


La persécution des sorcières

Si c’est Charlemagne qui a rendu de son vivant des édits contre les actes d’invocations malignes préjudiciables, soit aux récoltes, soit au bétail, soit même à la santé de la population, il est bien évident que l’édit en tant que tel n’a pas donné lieu immédiatement à une persécution grandiose : il a fallu attendre le Pape Alexandre IV en 1258 pour voir la persécution s’installer de façon effective dans nos régions.

Et bien que les persécutions de sorcières débutent dans la dernière moitié du XIIIe siècle, l’on se rend compte en regardant le nombre de morts, le nombre de femmes qui ont brûlé sur les bûchers, qu’il a fallu attendre encore plus d’un siècle pour que cette persécution devienne dramatique et que l’on sauve effectivement l’Europe de la fin du monde en éliminant toutes les sorcières qui, sinon, auraient fait disparaître, par le seul pouvoir maléfique, le reste de l’humanité.

En 1585, dans deux villages de la région de Trèves, il ne reste plus que deux femmes.  A Genève, dans le courant du XVe siècle, 500 sorcières sont brûlées par trimestre !  À Bamberg, on en brûle 600 pour sauver le monde.  La dernière sorcière européenne sera brûlée en 1782, c’est-à-dire à la fin du XVIIIe siècle, en Pologne.

Nous devons donc constater que pour sauver le bétail, pour sauver les récoltes, pour sauver l’humanité de la mort et de la maladie, il a fallu brûler entre 30.000 et 50.000 femmes en un siècle et demi et nous en avons brûler au bûcher du XIIIe au XVIIIe siècle [1].  Leur nombre réel est inestimable !

Lorsque je vous parle ici de « femmes », c’est une façon légèrement erronée de présenter les choses.  Nous avons effectivement surtout brûlé des femmes, mais nous avons également brûlé quelques hommes, même si leur nombre reste insignifiant comparativement au génocide féminin.  De toute façon ce qui nous importe ici, avant tout, c’est de constater que nous avons brûlé des gens que nous avions, au préalable, le plus scientifiquement du monde – les gens de l’Église étaient la science de l’époque ! – rendus responsables de la mort du bétail, de la famine et de toutes les épidémies possibles et imaginables.


Trouver un coupable

Ce qui ne semble pas non plus dénué d’intérêt, c’est de constater que bon nombre de sorcières brûlées sur les bûchers étaient des jeunes femmes, alors que l’archétype de la sorcière tel qu’il apparaît dans les contes de fées et dans les fables est plutôt celui d’une vieille femme hideuse.  À l’apogée du génocide, c’est pourtant bien dans le corps des jeunes femmes que la présence du vilain fut fantasmé… ce qui ne peut trop nous étonner de la part des XVIe et XVIIe siècles.

Que la reconnaissance du mal par l’Église vise essentiellement des femmes jeunes, affranchies, dégourdies et sexuellement désirables ne peut être un hasard.  L’Église de l’époque soutenait des théories de plus en plus antisexuelles et sa science était l’unique produit de la gent masculine.

Une fois la femme définie comme potentiellement dangereuse, la sorcière désignée comme coupable-responsable, cette désignation a probablement eu un effet apaisant sur la population.  Non seulement la science de l’époque désignait le mal là où chacun risquait le plus d’y succomber – ce qui présentait l’avantage de renforcer les barrières défensives contre les plaisirs anarchiques de la chair – mais en outre la désignation du mal permettait de le circonscrire, donc de le dominer et de le combattre.

Il n’en fallait pas plus pour rassurer le commun des mortels qui bien sûr contribua, plus qu’il ne le fallait, à la chasse aux sorcières.

Il est par ailleurs vraisemblable que certaines d’entre elles, une fois désignées, produisent des effets maléfiques sur leurs propres créateurs.

Ne sommes-nous pas toujours le plus effrayés par nos propres fantasmes ?

Remarquons encore que l’élimination régulière de ces femmes, identifiées comme maléfiques, produisait probablement un effet anxiolytique sur la population, reconfirmant celle-ci dans son bon droit et dans la justesse de ses points de vue.

Nous avons vu que la dernière sorcière européenne fut brûlée à la fin du XVIIIe siècle.  Mais dès le début du XVIIIe on n’avait plus tellement besoin d’expliquer la mort, la souffrance, la maladie et la folie par les sorcières, symboles extérieurs de la présence du diable et du désir, ceux-ci étant intériorisés, du moins tendant à l’être.


Les nuisances de la masturbation

C’est effectivement au XVIIIe que les savants de la nouvelle époque découvrirent les maléfices de la masturbation chez les enfants.  La « volonté de savoir » les amenait, tout naturellement, comme si jamais auparavant ceux qui écrivaient en la matière n’avaient connu l’onanisme, à rendre responsable la masturbation chez les jeunes de toute atteinte ultérieure à leur santé.  Celle-ci provoquait vertiges, hystérie, épilepsie, atteinte pulmonaire, débilité, épuisement généralisé, folie et mort.

La première œuvre d’importance sur l’onanisme et ses méfaits, nous la devons à un médecin anglais, Bekker.  Elle fut publiée en Angleterre en 1710 et traduite en français vers le milieu du siècle [2]

Le continent connu un certain retard en la matière, mais dès 1760 l’œuvre du médecin suisse Tissot [3], déjà publiée précédemment en latin, fut rendue publique par sa traduction française.  Tissot avec « De l’onanisme », devient très rapidement l’autorité scientifique en la matière.

Dans un même but de vulgarisation – le travail contient d’ailleurs bon nombre de recettes diététiques préventives pour les enfants – Boner [4], un médecin de Leipzig, publie vers la même époque un traité en allemand.

Salzmann [5], un autre Allemand, cette fois un pédagogue, définit pour notre bonheur divers types de masturbants.  Il nous faut distinguer les « forts » des « faibles », les « jeunes » des « vieux », les « occasionnels » des « habituels » et des « obsédés » !

Il n’est probablement pas réellement indispensable de produire ici une revue complète de la littérature en la matière.  Contentons-nous de nous dire qu’elle fut abondante et … convaincante.

Une fois de plus, dès que la source du mal fut définie par les nouveaux hommes de science de la nouvelle caste dominante, il s’est agi de la combattre.


Les moyens de lutte contre la masturbation

Le XVIIIe et une bonne partie du XIXe se sont donc évertués à inventer les mille et une façon de partir en guerre contre ce désir défini par certains comme suicidaire, artificiel et maladif, qu’avaient certains jeunes à vouloir se masturber.

Bon nombre de moyens de prévention furent mis à la disposition des parents et enseignants.  Nous avons déjà cité les recettes alimentaires.  D’autres conseils portaient sur la température dans les chambres à coucher, le nombre de couvertures, la qualité des matelas.  L’ensemble des méthodes préventives appelait à la vigilance et il était conseillé de ne jamais laisser dormi un jeune sans surveillance par un adulte.  Lorsque les moyens préventifs n’avaient pas suffi, il fallait passer aux méthodes thérapeutiques, plus sophistiquées les unes que les autres, pour ne pas dire plus sadiques.

On invente les rubans à mettre autour du sexe des jeunes gens rendant toute érection douloureuse.  On pratique l’infibulation et la clitoridectomie pour les récalcitrantes.  On créa une psychose de la masturbation qui au XIXe tourna en psychose du sexe.

Effectivement, les générations suivantes – elles-mêmes victimes des campagnes anti-masturbation ? – poussèrent le zèle jusqu’à réglementer, toujours sur des bases scientifiques et en n’ayant que la santé de l’individu comme préoccupation, l’ensemble de la vie sexuelle des adultes.

Si jusqu’à présent, par un ingénieux tour de passe-passe, la copulation, grâce à la théorie des liqueurs (les pertes en liquide de la femme étaient compensées par les pertes en liquide de l’homme, et vice versa, lors de la copulation) avait été préservée de tout commentaire, elle devient sujette à caution vers la moitié du XIXe.  Cette fois c’est un médecin américain qui donne le ton. Grâce à Graham [6] nous apprenons dès 1848 que plus d’une copulation par mois risque  d’entraîner de graves désordres physiques.

Graham fut bien sûr suivi par plusieurs Européens et vers la fin du XIXe nous trouvons de la plume de Scott et d’Alcott [7], deux Américains, une idée nouvelle qui s’ajoute [8] à la campagne anti-sexuelle.  Non seulement la masturbation et une quantité trop importante de rapports sexuels sont dangereuses pour les intéressés, mais en outre toute activité « perverse » des parents laissent des traces dans les générations suivantes !  Par activité perverse nous entendons toute activité coïtale qui ne se fait pas « face à face », qui s’accompagne de « trop » de jouissance et dont la fréquence dépasse la moyenne d’une fois par mois.

Sans vouloir insister trop lourdement – la matière semble déjà assez lourde en tant que telle – je me permets quand même d’attirer votre attention sur la très intéressante notion de gradation que nous retrouvons dans la littérature du début du XVIIIe à la fin du XIXe et qui, elle aussi, avait comme unique souci de préserver le bon citoyen contre ses tendances autodestructrices !  Retenons également de cette triste histoire que les hommes de science furent assez ingénieux pour expliquer les nouveaux méfaits de la sexualité, qui jusqu’alors n’avait pas entraîné, de toute apparence, autant de désastres.  On invoqua les meilleures conditions de vie, une alimentation trop riche, une abondance d’énergie pour expliquer la nouvelle dangerosité des pratiques sexuelles.

Remarquons surtout que l’angoisse créée par les théoriciens de la santé a du être responsable de pas mal de troubles chez ceux qui n’observèrent pas leurs conseils.  Ceux-ci ne pouvaient que renforcer la conviction des savants !

Notons, pour faire une parenthèse que Freud, à la fin du XIXe, a encore attribué l’hystérie à la masturbation, pour faire au début du XXe un revirement de 180° et attribuer l’ensemble des problèmes névrotiques à une inhibition sexuelle.  La question de la quantité et de la qualité s’est donc inversée.  Malades de trop de sexe, nous le serons de trop peu dorénavant ; perturbés par trop de jouissance auparavant, c’est bien de la recherche du bon orgasme qu’il s’agira au XXe !

L’on est effectivement appelé à se demander si, au fond des choses, il ne s’agit pas là d’un même besoin de maîtrise de la science sur notre destinée ! Cette remarque nous ramène d’ailleurs à notre sujet de départ.


L’analogie à la drogue

Pour en revenir aux drogues, au delà des sorcières et du sexe ; pour traiter de la question des analogies, n’est-ce pas surtout du besoin de maîtriser qu’il faut parler, outre le fait bien connu que les dangers pour la santé se trouvent toujours là où il pourrait être question de plaisir.

Il semble bien que de tout temps l’homme a cherché à comprendre, à dominer les dangers réels et irréels qui le guettaient, à contrôler son entourage, sa vie propre, son devenir et donc sa santé.

Si les capacités que l’humanité développe pour maîtriser son destin s’améliorent de siècle en siècle cela ne signifie pas pour autant qu’elle ait jusqu’à présent atteint le « savoir » et la « vérité ».  Et pourtant… c’est bien de ce semblant là – et de ses méfaits – qu’il s’est agi tout au long de notre exposé.  C’est bien des discours de maîtrise développés du Moyen-Âge présent, les moyens du bord étant différents par ailleurs, que j’ai voulu vous entretenir dans l’espoir de susciter la question de la différence avec nos discours sur la drogue, pour autant qu’il y en ait une.

Si l’affaire des sorcières s’est réglée toute seule dans le courant du XVIIIe, il n’empêche que la certitude quant à leur existence fut totale pendant 400 ans !  Si les théories sur la nocivité des pratiques sexuelles se virent remplacer par celles sur les dangers de l’abstinence, il n’empêche qu’elles sévirent durant 200 ans.  Durant combien de décades, voire de siècles, allons-nous trembler par rapport à la consommation de psychotropes, allant de l’héroïne au tabac, en passant par le shit, l’alcool et le café.

Car après les sorcières et le sexe ce sont bien les « cames » en tous genres qui nous nuisent.

Apparemment, dans le besoin de maîtrise, une fois que l’agent responsable de nos maux est pointé par le discours de maîtrise, rassurant et angoissant à la fois, nous parvenons, nous « scientifiques », non seulement à élaborer les cadres théoriques qui prouvent les liens de cause à effet, mais par la même occasion, par notre littérature, nous réussissons vraisemblablement aussi à créer nos propres preuves.

Il n’y a pas que nos discours qui opèrent des « fuites en avant » mais ceux à qui ils s’adressent semblent subir le même sort.

S’il est plus que vraisemblable que le tabac nuit à notre santé, sa réelle mesure de nuisance est loin d’être établie..  Entre-temps il reste tout aussi difficile d’établir de combien d’hypochondries et d’affections psychosomatiques graves les envolées littéraires scientifiques sur le tabagisme sont responsables.  Et pourtant le tabac, nous occidentaux, nous en connaissons un bout.

Qu’en est-il alors de toutes ces autres drogues dont nous savons peu de choses malgré les litres d’encre que nous faisons couler à leur sujet ?

Qu’est ce qui nous permet de déterminer l’impact de l’héroïne dans le « aller mal » de l’héroïnomane, par rapport à l’impact de nos convictions et de l’action préventive et thérapeutique qui en découle sur le consommateur.  Et pourtant, dès que nous prenons la parole, c’est bien de notre savoir sur l’héroïne et non plus de notre savoir sur nos discours, leurs buts et leurs limites, qu’il sera question !  Ce qui nous amènerait donc à conclure par notre introduction en proposant de plus parler de sexe que de drogue lorsqu’il s’agit de toxicomanie… !

Références

[1] D’Eaubonne, F. « Le féminisme », Paris, 1972, pp. 60-6.

[2] Bekker, « Onania », Londres, 1710.

[3] Tissot, J.A., « De l’onanisme », Lausanne, 1760.

[4] Boerner, C.F., « Werk von der Onanie », Leipsig, 1776.

[5] Salzmann, C.G., « Ists Recht über die Heimlichen Sünden der Jugend öffentlich zu schreiben ? » Schnepfenthal, 1785.

[6] Graham, S. « A lecture to young men, on chastety, intended also for the serious consideration of parents and guardians », Boston, 1848.

[7] Scott, J.F., « The Secual instinct », New-York, 1899.

[8] Alcott, W, « The physilogy of Marriage », Boston, 1866.

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